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Tabarly, entrepreneur

Éric Tabarly a été un innovateur de génie. Il fut également un entrepreneur de talent, ce qu’une visite de la « Cité de la Voile de Lorient Éric Tabarly » permet de mieux appréhender. Les bateaux qu’il a fait naître et ses succès ont profondément renouvelé la voile française et suscité des vocations nombreuses.

Ses entreprises, courses et bateaux puisque les deux sont liés, sont nées de sa passion profonde, « améliorer les performances d’un voilier, dans n’importe quelle mer et avec toute sorte de vents ». En effet, pour lui, « Le bateau est vraiment le seul domaine qui me captive, qui alimente mes idées novatrices et donc les projets ».

La lecture de ses Mémoires du large révèle progressivement cette facette entrepreneuriale, qui va débuter avec le sauvetage de Pen Duick, marquée par deux dimensions : une volonté de dépassement, remarquablement exprimée dans sa soif de vitesse et de victoire, ainsi qu’un besoin de contrôler sa destinée : « Le bateau n’est pas, contrairement à ce qu’imaginent certains, la liberté. Naviguer : c’est accepter les contraintes que l’on a choisies. C’est un privilège. La plupart des humains subissent des obligations que la vie leur a imposées ».

 

L’aventure Pen Duick

Ainsi que je vous le disais la dernière fois, tout démarre avec Pen Duick, le bateau sur lequel il a navigué enfant dès 1938, date de l’achat par son père de ce vieux grément, un cotre aurique dessiné en 1898 par William Fife, troisième du nom d’une dynastie célèbre d’architectes navals irlandais, à la « réputation particulière grâce à l’esthétique et à l’équilibre de ses bateaux ».

Ce voilier, déjà en piteux état à la sortie de la guerre, est une ruine que son père cherche à vendre. Face au seul client intéressé, dépité à l’idée de voir partir le bateau, il ose une remarque éplorée : « Si la remise en état ne coûtait pas une fortune, c’est sûr que nous l’aurions gardé », déclenchant la fureur de son père et la fuite de l’acheteur. C’est alors que le fils annonce au père sa volonté d’entrer dans la Marine nationale avec un objectif, sauver Pen Duick au prix de tous les efforts possibles. Face à cette déclaration, le père décide de lui céder le bateau. Éric devient ainsi en 1952 le propriétaire d’une épave reposant dans une vasière.

A son retour en France plus d’un an et demi après, sur une simple parole, son ami Gilles Costantini, qui a hérité avec son jumeau du chantier naval de son père, accepte de l’accompagner dans le projet de restaurer Pen Duick. Malheureusement, à sa sortie de l’eau, le constat est terrible, le bateau n’est plus qu’une ruine. Plutôt que de se résigner, Tabarly demande à Gilles Costantini s’il parviendrait à utiliser la coque décrépite pour s’en servir de moule. Gilles, qui réalise de petites coques en polyester, se voit alors proposer de tenter d’en construire une plus grande, à une échelle jamais tentée jusqu’alors. Séduit par l’idée de retaper ce beau bateau dont le sauvetage des formes lui parait en valoir la peine, il accepte.

Pen Duick – @Dacoucou via Wikimedia Commons

Le chantier de restauration démarrera en août 1956 et durera 3 ans, au gré des permissions de Tabarly et de ses moyens financiers, en parallèle de sa préparation de l’Ecole Navale. Faisant preuve de pugnacité et d’inventivité, il ira jusqu’à recruter des ouvrières ostréicoles pour l’aider à la pose du tissu de verre.

La parole donnée de Gilles était telle que celui-ci accepta de n’être payé que lorsqu’il serait en mesure de le faire, y compris en soutien sur le chantier. Ce qui ne fut fait qu’en 1963, en dépit d’une surprise de taille, le paiement d’une partie des travaux d’accastillage offert par un donateur anonyme, geste sans lequel le bateau n’aurait pas été en mesure de naviguer à Pâques 1959.

Tout au long de sa vie, Tabarly travaillera sur ce bateau, au gré de ses moyens et au fil des avaries ou dégradations. L’une d’entre elles éclaire d’ailleurs sa rare capacité à trouver des solutions inattendues : fin 1959, le mât se brise. Par chance, il avait repéré lors d’une promenade un mât abandonné depuis des années sur la grève. Un mât en pitchpin, trop gros pour être utilisé en l’état, sans doute celui d’une gabarre ou d’un bateau de pêche. Lui, ayant gardé à l’esprit cette trouvaille, fait preuve d’un sens aigu de l’opportunité. Il y voit d’instinct une possible solution à son problème : « Avec ce truc, je dois pouvoir faire un mât ». Retrouvant le propriétaire, il l’achète pour le transformer. Il y travaillera durant sa permission de Noël, fabriquant le mât actuel.

Pen Duick a donc une place particulière, d’autant que c’est sur ce bateau que disparaîtra Éric Tabarly dans la nuit du 12 au 13 juin 1998.

 

L’empreinte de l’entrepreneur

Cette première aventure qui peut être qualifiée d’entrepreneuriale éclaire ce qui va se révéler une véritable « méthode Tabarly » :

  • Il est possible de se lancer avec peu de moyens
  • Tout est ressource, pour peu que l’on apprenne à regarder
  • Entreprendre est une aventure collective

 

Il est possible de se lancer avec peu de moyens

Sa capacité à s’engager dans des projets sans se poser en premier la question des moyens nécessaires est pour moi l’un des points les plus marquants de la vie d’Éric Tabarly. Le pari un peu fou de reprendre le bateau de son père sera suivi par bien d’autres. Avec, à chaque fois, une insouciance face aux défis à relever qui pourrait passer pour de l’inconscience, un engagement intense et une bonne dose de chance qu’il provoque avec une constance incroyable.

Pen Duick II naquit en juin 1962 de la lecture d’une revue nautique annonçant une course transatlantique en solitaire organisée par les Britanniques. Pourtant, à cette date, Éric n’a toujours pas fini de rembourser les frères Costantini pour leur travail et vient de prendre son premier poste à Cherbourg en sortant de Navale.  Deux ans plus tard, fin 1964, fort des enseignements tirés de ce premier bateau, il entame sa réflexion autour d’un autre, plus grand qu’il souhaite gréer en goélette : Pen Duick III voit le jour en 1967. En septembre, il attaque un nouveau dossier auquel il songe depuis sa navigation sur un petit trimaran appelé Toria, la construction d’un grand trimaran en duralinox en vue de la troisième édition de la Transatlantique en solitaire de 1968. Malheureusement, à son lancement, Pen Duick IV n’est pas complètement prêt et Tabarly est contraint à l’abandon dès les premiers jours de la Transat. Dès septembre de la même année, c’est l’annonce d’une course transpacifique qui l’agite, bien qu’il convienne que « cela soit parfaitement déraisonnable », n’ayant pas le premier sous pour le financer. En quatre mois, Pen Duick V, un monocoque, en duralinox lui aussi, est construit pour être mis à l’eau en 1969.

A peine ce bateau lancé, en pleine Transpacifique, Tabarly réfléchit à un « bateau redoutable à toutes les allures », un nouveau Pen Duick est en train de naître. Contraint par une blessure, il profite de sa convalescence en 1972 pour lancer une société destinée à financer ses aventures maritimes et, dans le même mouvement, travaille sur Pen Duick VI qui sort de l’arsenal de Brest en juillet 1973. Pen Duick VII sera lancé dans le même esprit, mais les difficultés financières conduisent Tabarly à le baptiser finalement Paul Ricard, du nom du sponsor qui vole à sa rescousse en 1979.

Comme il l’explique, « j’ai passé ma vie à chercher des financements pour mes bateaux, sans jamais, ou rarement, perdre confiance. La confiance est un élément majeur : sans elle, aucun projet n’aboutit ». Si Tabarly parvint à avancer en confiance et sans moyens préalables importants, il faut se rappeler que son chemin a été progressif, avec une frugalité et un investissement personnel constant, pour un risque finalement très contrôlé. Il a su par ailleurs construire chaque nouvelle aventure en s’appuyant sur ses succès passés, transformant chacun en nouveaux moyens.

Tout est ressource, pour peu que l’on apprenne à regarder

Entreprendre, c’est plus souvent « démarrer avec ce qu’on a » qu’avancer avec des moyens illimités. Ceci est un des motifs frappants des entreprises d’Éric Tabarly, combiné à une rare capacité à regarder et identifier des ressources là où tant d’autres ne voient rien. Le mât trouvé sur la grève en est un bel exemple.

Une autre illustration de sa facilité à faire avec ce qui est à sa disposition peut se voir au travers du mûrissement de Pen Duick III. Fort de son souhait de vouloir se « frotter aux meilleurs bateaux de course » du moment, il réfléchit à un bateau gréé en goélette. Pour tester cette configuration, il agit en « perte acceptable », décidant de modifier à frais limités le gréement de Pen Duick II : le grand mât devient un mât de misaine, celui d’artimon est avancé et remplacé par un mât plus haut. Ce test en situation réelle lui permet de valider des détails essentiels du bateau en gestation. Puis, pour répondre aux contraintes édictées par une course américaine, Tabarly revient à la configuration initiale, celle d’un ketch dont le grand mât est allongé à l’avant et un artimon agrandi.

Pen Duick III – ©B. Deguy / Cité de la Voile Éric Tabarly

On retrouve ici d’ailleurs l’idée de la contrainte comme première ressource pour avancer, qu’il mit à profit plus d’une fois. Pen Duick III sera ainsi dessiné avec une longueur à la flottaison de 13 mètres, contrainte imposée par le règlement des Anglais du RORC, pour un pont de 17 mètres. La coque tulipée, combinée à deux mâts de taille identique, contribue ainsi à une surface de voile supérieure à nombre de bateaux de la même catégorie. Face au succès insolent de Pen Duick III, le RORC décide de changer les règles, conduisant Tabarly à modifier le bateau pour y faire face.

La création des éditions Pen Duick va servir, elle aussi, à apporter des moyens financiers nouveaux mais nécessaires à Tabarly, sur une suggestion de Gérard Petitpas, suite à une rencontre avec l’éditeur Jacques Arthaud. S’il confie finalement à la maison Arthaud la diffusion des 35 000 exemplaires pour lesquels elle s’engage, Petitpas persuade l’imprimeur d’en tirer 50 000, dont le coût est couvert par l’engagement d’Arthaud. Les 15 000 livres ainsi imprimés seront vendus par Gérard et Éric en personne auprès de comités d’entreprise. Ces ventes permettent le remboursement complet de l’ensemble des dettes de Tabarly.

Entreprendre est une aventure collective

Tout comme pour la création de cette maison d’édition, Tabarly n’a eu de cesse de susciter des collaborations fructueuses, démontrant à quel point l’entrepreneuriat est une aventure collective. Parfois considéré solitaire, Tabarly a en fait réussi en sachant s’entourer des personnes, nombreuses, qui s’engageront à ses côtés. Cela débutera avec les frères Costantini dont la confiance ne sera pas démentie, en dépit des aléas financiers. Nous avons également vu l’importance de Gérard Petitpas, un de ses premiers équipiers avec qui il créa sa société Pen Duick en 1973 et les Editions du même nom, et de tous ceux avec qui il a imaginé et construit ses bateaux.

Cette démarche collective atteint une nouvelle échelle avec la concrétisation d’une idée un peu folle qui a longtemps travaillé Tabarly, faire voler son bateau. En 1969, avec Pen Duick IV, il navigue à côté du Williwaw de David Keiper. C’est sa première rencontre avec un bateau à foil, qui contribue surement à faire germer l’idée d’améliorer un trimaran en l’équipant de plans porteurs, ou hydrofoils, pour lui permettre de sortir sa coque de l’eau et de ne plus être freiné par l’eau. Si cette idée n’est pas neuve (elle remonte à 1861), elle n’a pas à ce moment été concrétisée à grande échelle. Lorsque il rencontre Alain de Bergh en 1975, celui-ci lui fait visiter l’usine Dassault à Seclin spécialisée sur les alliages légers destinés à l’aéronautique. Ceci le conduit à présenter son projet aux ingénieurs de Dassault, « parce qu’un foil, au fond, c’est une aile d’avion ». Une équipe va alors travailler bénévolement, et très vite s’étoffer, parvenant à faire voler une maquette de taille réduite. Malheureusement, impossible de parvenir au même résultat à plus grande échelle compte tenu du poids de l’ensemble.  Tabarly se rabat alors sur un trimaran dont les foils seront destinés à stabiliser le bateau. Ce sera le Paul Ricard, financé  par le sponsor du même nom, lancé en 1979.

Nombreux aussi sont ceux qui ont navigué avec lui : sa famille bien entendu (son frère Patrick et son père Guy), mais aussi des marins devenus ses amis ou des navigateurs réputés. Il y eut des appelés du contingent, embarqués pour être formés. Parmi eux : Olivier de Kersauson, un de ses équipiers favoris qui sera son second à bord de plusieurs Pen Duick et naviguera avec lui jusqu’en 1974, Michel Vanek, Yves Guégant ou Jean Le Cam. La liste de ceux qu’Eric Tabarly a contribué à former est longue, avec notamment Alain Colas, qui navigua ensuite avec Pen Duick IV rebaptisé Manureva, Pierre English, Philippe Lavat, Jean-François Coste, Eric Loiseau, Marc Pajot, Titouan Lamazou, Philippe Poupon ou Michel Desjoyeaux.

Ce sont à proprement parler des générations de marins qu’il a accompagnés et formés, sans compter celles qu’il a pu inspirer. Une autre entreprise si l’on y réfléchit bien  que cette « école française » de la course au large.

Tabarly, au-delà de l’entrepreneur

Pour finir et dépasser les casquettes d’innovateur et d’entrepreneur, il est intéressant de lire Antoine Croyère avec qui il a navigué. Antoine décrit sa maîtrise de lui-même et son sang-froid dans les instants les plus critiques, ou sa délicatesse face aux erreurs de ses équipiers : « il n’était pas rare, par suite de la maladresse de l’un d’entre nous, qu’une manœuvre soit loupée entraînant par exemple la déchirure d’un spi. Alors Eric lâchait en général « oh, merde alors, les gars faut faire gaffe… ! », mais en ne s’en prenant jamais directement au fautif… Jamais il n’a pris un équipier pour bouc émissaire ; jamais il n’a humilié l’un d’entre nous ».

Les témoignages des uns et des autres brossent le portrait d’un homme attentif à la transmission de sa passion et de son exigence, ce qui transparait dans ses écrits : « Je fais confiance à ces jeunes gens qui partagent le même amour des bateaux et de la compétition que moi. Si l’un d’eux ne s’avère pas à la hauteur de sa tâche, je ne lui en veux pas : le responsable c’est moi puisque c’est moi qui l’ai embarqué ».

Une phrase d’entrepreneur au fond !

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