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Founder Mode vs. Manager Mode

Oui, les fondateurs peuvent piloter la croissance de leur entreprise

Le concept de Founder Mode a agité les cercles entrepreneuriaux, aux États-Unis et au-delà, à partir de septembre 2024. Durant plusieurs mois, on a pu entendre tout et son contraire à ce sujet. Revenons sur l’origine de ces discussions afin d’en tirer quelques enseignements destinés aux entrepreneurs en phase de croissance, qu’elle soit progressive ou rapide (scale).

L’origine du débat : l’intervention de Brian Chesky

Tout est parti d’un billet de Paul Graham, co-fondateur du Y Combinator. Il y évoquait une conférence donnée par Brian Chesky, co-fondateur d’Airbnb, devant les accélérés et des anciens du Y Combinator.

Brian Chesky exposait comment, à un moment donné, il a fait appel à des dirigeants expérimentés pour gérer Airbnb pendant sa phase de croissance, comme beaucoup lui avaient conseillé de le faire. Le conseil ne s’arrêtait pas au recrutement de managers professionnels, il impliquait d’ensuite les laisser gérer l’entreprise (en anglais, « hire good people and give them room to do their jobs »).

Ceci s’avéra un échec. La greffe de ces « good people » ne prit pas et les résultats furent désastreux. Brian décida alors de reprendre les rênes de l’entreprise, ce qui permis à Airbnb de continuer à croître de manière efficace, avec des résultats exceptionnels.

L’expérience l’a conduit à questionner le dogme selon lequel un fondateur devrait nécessairement passer la main pour accélérer le développement de son entreprise. La réflexion partagée à cette occasion a marqué, aux dires de Paul Graham, les entrepreneurs présents, jusqu’aux plus expérimentés, nombreux à avoir vécu des expériences similaires.

Le billet de Paul Graham : Founder Mode vs. Manager Mode

Peu de temps après, Paul Graham a publié un article opposant le mode Founder au mode Manager. Il y explique en quoi les fondateurs possèdent des compétences et des perspectives uniques, souvent négligées par les dirigeants traditionnels, et que cela peut s’avérer tout à fait essentiel dans la gestion d’une entreprise en forte croissance.

1. Quelques caractéristiques du « Founder Mode »

  1. Une interaction directe, au-delà de la hiérarchie : Le fondateur navigue au sein de l’entreprise, sans se limiter aux structures hiérarchiques. C’est pour lui une façon de rester connecté à la réalité opérationnelle, l’un des lieux essentiels de « confrontation au réel ».
  2. L’attention aux détails : Il porte une attention particulière à la manière dont l’entreprise fonctionne, au travail des employés ainsi qu’à ses produits et services.
  3. La flexibilité de son management : Il reste le plus souvent flexible et adaptatif dans sa gestion. Il ajuste son mode de management et son action en tâchant de ne pas s’enfermer dans le plan initial.
  4. Une délégation progressive :Il délègue à mesure de l’installation de la confiance avec les équipes.

Cette approche, plus organique et intuitive, contraste avec celle des « managers professionnels », souvent perçue comme plus rigide et institutionnelle.

2. Les débats autour du Founder Mode

Les réactions ont été très nombreuses, tant sur les réseaux sociaux que dans les médias. Certains échanges furent même féroces. On a aussi vu resurgir des mythes entrepreneuriaux comme celui de l’entrepreneur visionnaire, ou du héros solitaire qui prend tous les risques.

Je m’arrêterai ici sur 4 débats majeurs :

  • La nécessité de passer la main en cas de croissance rapide : Un entrepreneur doit-il céder sa place à un dirigeant expert pour scaler ? Quelles seraient les alternatives à cette croyance selon laquelle un fondateur ne peut être la bonne personne pour gérer la croissance ?
  • La pertinence des dirigeants extérieurs : Un « dirigeant professionnel » est-il pertinent pour gérer une entreprise entrepreneuriale qu’il n’a pas fondée ? Est-il à même de comprendre la culture et les spécificités de ce type d’organisation ? Peut-il trouver sa place aux côtés d’un entrepreneur, sans le conduire vers la sortie ?
  • La compréhension du rôle du fondateur par les investisseurs : Un investisseur peut-il réellement appréhender les défis et les opportunités auxquels un fondateur est confronté ? Un venture capitalist qui n’a pas créé de boite peut-il savoir comment un fondateur devrait gérer son entreprise ?
  • L’impensé du Founder Mode en management :Pour quoi le monde académique (recherche comme enseignement) n’a-t-il jamais travaillé sur cette idée de Founder Mode ? Comment combler ce manque et formaliser les connaissances et les pratiques liées à ce mode de gestion ?

C’est sur ce dernier que je vous propose de vous attarder. Beaucoup ont demandé à Paul Graham de creuser le sujet, pressentant que ce pourrait une brique essentielle pour mieux comprendre comment entreprendre. Certains ont même suggéré que cela pourrait devenir aussi emblématique que certains conseils du Y Combinator comme « make something people want » ou « do things that don’t scale ».

Paul Graham s’est d’ailleurs fendu du tweet suivant pour enfoncer le clou.

La perspective de Sarah Sarasvathy

1. Réponse de la bergère au berger

La réponse n’a pas tardé, au détour d’un post dans Linkedin de la part de Saras Sarsavathy, une universitaire spécialiste de l’entrepreneuriat et de l’effectuation. Avec humour, elle rappelle ses travaux sur le sujet depuis plus de 20 ans.

Avec un brin d’ironie, Saras Sarasvathy renvoie Paul Graham à un article1 qu’elle a publié en ligne en mars 2024, qui illustre la posture effectuale (logique mis en lumière en 2001) par les aventures et apprentissages d’un entrepreneur maintenant célèbre, appelé… Paul Graham. Elle lui propose par ailleurs de venir suivre son cours « Effectual Entrepreneurship », pour mieux mesurer ce que les travaux académiques existants disent du Founder Mode.

2. Le framework CAVE

Dans cet article, elle introduit le framework CAVE (Causal, Adaptive, Visionary, Effectual), qui éclaire la définition pointilliste de Paul Graham et permet de mieux comprendre l’opposition entre ces deux archétypes que sont les Manager et Founder Modes.

Pour cela, Saras Sarasvathy utilise la notion de Prediction Control Space, qui oppose :

  • Les stratégies de planification : elles consistent à fixer un objectif, puis définir le chemin pour l’atteindre, et enfin collecter les ressources nécessaires. Ces stratégies sont axées sur les ressources à réunir et reposent sur la prédiction de l’état futur (en haut à gauche de la matrice). Le business plan en est un outil emblématique.
  • Les stratégies transformatives : elles privilégient le contrôle par l’action à portée de main et par la recherche de relations conduisant à des cocréations (en bas à droite).

Le quadrant proposé se divise en quatre cases : Causale, Adaptive, Visionary et Effectual.

@Saras Sarasvathy in Lean Hypotheses and Effectual Commitments

Ce modèle met en lumière les tensions qui peuvent s’installer entre un fondateur et un dirigeant appelé de l’extérieur, dont les drivers diffèrent. Le premier est plus enclin aux stratégies transformatives, tandis que le second est plus habitué aux secondes, de planification.

Les chemins pour piloter une entreprise en croissance sont multiples, tantôt du côté de la prédiction, tantôt du contrôle. Parmi les enseignements :

  • Difficile pour un entrepreneur qui agit sur un mode effectual de travailler aisément avec un dirigeant qui cherche avant tout à réunir les moyens afin d’atteindre le but qu’il s’est (ou qu’on lui a) fixé,
  • Déstabilisant pour un entrepreneur de se retrouver limiter dans ses interactions avec les collaborateurs de l’entreprise qu’il a créée, pour devoir respecter les relations hiérarchiques induites par l’organigramme (au risque sinon d’être accusé de perturber l’entreprise ou de micro-manager),
  • Compliqué en période de croissance ou d’incertitude de ne fonctionner qu’en mode causale, tant la prévision s’avère fragile et inopérante, notamment sous la contrainte de de ressources limitées.

C’est sans doute cette tension matérialisée par cette diagonale causale effectuale qui est au cœur du débat lancé par ce billet de Paul Graham. Débat bien entendu trop binaire, à tout le moins polarisé entre deux extrêmes qui ne s’incarnent que rarement chez une même personne. Nous connaissons tous des entrepreneurs à l’âme de managers et des dirigeants qui se sont mis au service d’entrepreneurs (je vous renvoie au concept du first follower évoqué par David Sivers).

Scaler en mode Founder, quelques pistes

Que tirer de tout cela ? Un entrepreneur peut tout à fait piloter la croissance rapide d’une organisation, à condition de travailler ce qui fait l’une de ses forces, la flexibilité de son management. Ses capacités à adapter en temps réel son action et celle de l’organisation sont des atouts précieux. Cela nécessite en revanche une discipline et une prise de recul régulière pour « créer son futur », qui passe bien souvent par un accompagnement personnel.

Voici quelques suggestions pour préparer votre entreprise à se préparer à une croissance rapide, tout en restant à sa tête.

1. S’appuyer sur votre organisation avant tout

  • Faire grandir vos équipes : les collaborateurs actuels sont les plus à même de comprendre l’histoire, la culture et les ambitions de l’entreprise. Avant même de réfléchir à recruter, travaillez à développer vos collaborateurs et à les faire progresser, en cherchant à identifier ceux qui pourront vous appuyer pour tenir face à une montée en charge. Ces derniers doivent être promus, ils seront vos premiers appuis lors de l’accélération de l’activité, et vous pourrez leur déléguer une part de vos responsabilités.
  • Partager et diffuser l’intention : le fondateur incarne fortement l’entreprise. L’une de ses actions, bien souvent peu mesurable, est de servir de modèle pour l’action. Pour tenir face à l’accélération, explicitez cette intention qui vous anime, et diffusez-là. Plus elle sera claire, plus vos équipes seront autonomes dans leur action.
  • Privilégier la coopération : Un réflexe naturel est de rechercher la performance, quand bien même la coopération permet à une équipe soudée d’être significativement plus efficace qu’une juxtaposition de personnes brillantes, tout particulièrement dans des périodes bousculées ou complexes. C’est l’un des enseignements proposés par Stanley McChrystal, dans son livre Team of Teams.
  • Faciliter/désempêche le travail des équipes : Avant d’ajouter des tâches à vos salariés ou face à une montée en charge, supprimez tout ce qui entrave leur travail. Le sujet n’est pas de pousser la productivité, trop souvent au prix de l’épuisement, mais plutôt de faire en sorte qu’ils puissent mieux travailler. Pour cela, jardinez ce qui peut l’être pour dégager du temps pour mieux faire. Une phrase de Simon Sinek me parait éclairante : « Le chef doit cesser d’être responsable du travail pour devenir responsable des personnes qui sont responsables du travail. »

2. Intégrer des profils expérimentés externes

Si les conseils précédents mettent l’accent sur les équipes en place, avec une efficacité des moyens existants, il arrive le moment où l’on peut avoir besoin de profils expérimentés venant de l’extérieur.

Il vous faudra être attentif, au-delà des qualités personnelles, à sa compatibilité avec vous, au regard des principales caractéristiques du Founder Mode évoquées au début de cet article. Le cadre lors du recrutement devra être clairement partagé avec les candidats et guider le choix de la personne à retenir.

Si l’on se réfère aux réflexions de Paul Graham, l’équation pourrait se résumer comme suit : cette personne doit être à l’aise avec votre engagement direct avec les équipes, comprendre votre manière de fonctionner, et capable de travailler en confiance avec vous, sans se sentir offensée ou dévalorisée.

Un travail particulier sur la confiance sera nécessaire, pour limiter autant que faire se peut les sensations de micro-management ou de concurrence sournoise.

Deux guides pour vous :

  • Privilégiez l’expérience en milieu entrepreneurial : L’expérience acquise dans des contextes entrepreneuriaux ou mouvants peut vous aider à identifier des profils plus capables que d’autres de trouver le juste niveau d’interaction.
  • Vérifiez ses références : Prenez le temps de contacter leurs anciens employeurs afin de comprendre comment ces personnes fonctionnent dans un contexte entrepreneurial.

Conclusion

Le Founder mode n’est pas un modèle unique ou figé, mais un archétype qui permet de mieux comprendre les difficultés qui peuvent surgir face à son opposé, le Manager mode.

Le premier caractérise une approche spécifique, où le fondateur reste très impliqué dans le quotidien de l’entreprise, avec une préférence pour les stratégies transformatives. Il y a une tension naturelle entre ce mode de gestion et celui de dirigeants externes qui viennent avec des méthodes de management caractéristiques de plus grandes organisations, aux organigrammes et à l’organisation moins souples ainsi qu’aux stratégies de planification.

Le choix de dirigeants par un entrepreneur doit prendre en compte leur capacité à s’adapter à la culture de l’entreprise, à comprendre son fonctionnement unique, et à travailler en confiance avec le fondateur.

En résumé, le débat sur le « Founder Mode » montre que la gestion d’une entreprise en forte croissance ne se limite pas à une simple question de compétence technique ou de hiérarchie, mais dépend avant tout de la confiance et de l’adaptation continue entre le fondateur et les dirigeants.


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Crédits photos : Brian Chesky / @AirBnB – Paul Graham / @TechCrunch

  1. Sarasvathy, S. D. (2024). Lean Hypotheses and Effectual Commitments: An Integrative Framework Delineating the Methods of Science and Entrepreneurship. Journal of Management, 50(8), 3035-3063 ↩︎

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