Un problème ne peut s’analyser sans référence à son contexte, au risque sinon de sauter trop vite à une solution insatisfaisante, voire problématique. J’en fais le constat régulièrement lorsque je travaille avec mes clients entrepreneurs. Plus l’enjeu est important, plus la juste formulation d’un problème est en effet cruciale pour la prise de décision.
Un cadre conceptuel (framework en anglais) puissant appelé Cynefin peut vous aider à clarifier les choses, et améliorer la prise de décision et la résolution de problème. Cette approche, pas totalement intuitive, mérite qu’on s’y attarde en raison de son utilité.
La tentation naturelle de la solution
Par souci d’efficacité, nous sommes naturellement tentés de passer directement du problème à la solution. Ce modèle mental « problème-solution » est profondément ancré en nous, au point que plus le sujet nous semble familier, plus la solution parait naturelle.
C’est là bien souvent que le bât blesse. Nous devrions au contraire nous arrêter, car comme le souligne Michel Crozier, « le problème, c’est le problème ».
Ce comportement rappelle le « système 1 » décrit par Daniel Kahneman, un mode de prise de décision automatique, rapide et efficace, basé sur des heuristiques. Ce système s’oppose au « système 2 », qui implique un mode plus lent et plus profond, laissant la place à l’analyse.
Cette tentation « problème-solution » nous fait parfois passer à côté du sujet. Si le système 1 fonctionne bien pour les problèmes simples, il est vite insuffisant lorsque les causes et les effets sont multiples et entrelacés. La solution n’est plus évidente, il devient urgent de ralentir et de réfréner notre envie de trouver une solution immédiate.
Introduction au framework Cynefin
Le cadre conceptuel Cynefin, prononcé « ku-nev-in », a été développé par David Snowden en 1999 alors qu’il travaillait pour IBM. Ce modèle vise à clarifier la réflexion face à un problème, en élargissant le champ de la pensée. Le terme « Cynefin » signifie « habitat » en gallois, évoquant les lieux familiers où nous évoluons, qu’ils soient physiques ou symboliques.

Quatre Domaines
Le modèle Cynefin décrit 4 domaines principaux, auquel s’ajoute une cinquième zone que nous traiterons plus loin cinquième. Chacun représente un type de problème auquel est associé une approche recommandée, structurée par trois verbes comme représentées dans le schéma ci-dessus :
1. Les Problèmes Évidents
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- Caractéristiques : Les causes et les effets sont connus ou facilement prévisibles.
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- Approche : Sentir, catégoriser, répondre.
Un exemple classique d’un problème évident est le pneu crevé. Une simple observation permet de constater la présence d’un clou ou d’une vis dans la bande de roulement (sentir). Le lien entre le clou et le pneu à plat est direct (catégoriser), la méthode de résolution connue (répondre), elle relève de la best practice : on démonte le pneu, on le remplace par un nouveau et le tour est joué.
Nous ne travaillons que rarement ces problèmes avec nos clients, car ils sont facilement cernables et résolus. Pas d’expertise poussée, les entrepreneurs les gèrent au quotidien sans aide particulière.
2. Les Problèmes Compliqués
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- Caractéristiques : Les causes et les effets sont compréhensibles mais multiples et entrelacés.
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- Approche : Sentir / Analyser / Répondre
La réponse à ces problèmes compliqués est dans les mains d’experts : ils connaissent les options possibles et sont à même de choisir la meilleure des bonnes pratiques. C’est le cas par exemple de la construction d’une maison, qui requiert des compétences spécifiques : on fait appel à un architecte qui saura concevoir l’ensemble, puis coordonner les différents corps de métier. C’est aussi le cas d’une montre à complications pour être dessinée et assemblée.
Souvent, les questions que nos clients nous posent entrent dans cette catégorie. Soit nous pouvons y répondre directement si elles relèvent de notre champ de compétences, soit nous vous orientons vers des conseils spécialisés lorsque cela dépasse notre expertise. Si par exemple vous songez à une rupture conventionnelle pour l’un de vos collaborateurs, nous vous conseillerons de consulter un avocat, car le respect du formalisme est nécessaire pour éviter des erreurs coûteuses. Il en va de même pour des problèmes de production, souvent compliqués mais pas nécessairement complexes. Ils nécessitent l’intervention d’experts du Toyota Production System (TPS) ou de la théorie des contraintes.
3. Les Problèmes Complexes
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- Caractéristiques : Les causes et les effets sont intriqués et difficiles à cerner.
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- Approche : Investiguer / Sentir / Répondre – Solutions émergentes
Viennent ensuite les problèmes complexes, liés à des systèmes ou des réseaux : difficile de savoir par où commencer, de démêler les enjeux. Une caractéristique des systèmes complexes est que l’on ne connaît l’effet d’une solution qu’a posteriori : un système complexe n’est pas décomposable, on ne peut le démonter pour le remonter afin de le refaire fonctionner. Une investigation approfondie est nécessaire, qui permettra d’identifier une piste de résolution, qu’il faudra tester afin de voir si elle fonctionne. Une des grandes difficultés tient au fait que la pertinence d’une solution à un tel enjeu sera dépendante des conditions initiales.
Un exemple emblématique de problème complexe est la relation avec un actionnaire ou un associé. Ce qui peut passer initialement pour un simple désaccord, professionnel ou personnel, peut à l’analyse révéler des divergences profondes. C’est également le cas lors de l’intégration d’une entreprise que l’on a rachetée.
S’attaquer à ces problèmes suppose un questionnement patient et de combiner les regards qualifiés : le vôtre et ceux de vos équipes ou conseils les plus avisés. La richesse des points de vue soulevés contribuera à une compréhension approfondie du problème, ouvrant la voie à une solution sur mesure, dont il faudra suivre le dépliement.
4. Les Problèmes Chaotiques
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- Caractéristiques : Les causes et les effets sont impossibles à démêler ou même à identifier.
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- Approche : Agir / Sentir / Répondre
Face au chaos, la compréhension n’est que de faible utilité. Une seule solution, l’action, qui guidera vers la solution. Il sera alors bien temps de chercher ce qu’il faut analyser.
Un exemple pertinent, bien que hors du domaine de l’entreprise, est celui des soins d’urgence. Lorsque vous arrivez sur une scène d’accident, la première chose à faire est de sécuriser tout le monde, y compris vous-même, afin de pouvoir intervenir. Lorsqu’une personne est inanimée, pas de diagnostic approfondi, vous vérifiez avant tout si son cœur bat. Si ce n’est pas le cas, vous commencez immédiatement un massage cardiaque. Peu importe d’éventuelles blessures, l’objectif premier est de relancer le cœur. L’action est primordiale, et tout le reste vient ensuite.
Les problèmes chaotiques dans lesquels nous accompagnons des entrepreneurs sont heureusement rares. Un cas qui peut s’en rapprocher est la crise de liquidité. Inutile de questionner la rentabilité de l’entreprise : il faut agir en urgence sur la trésorerie, en repoussant les échéances de paiement et en maximisant les encaissements. Il y a aussi le cas d’une crise de défiance généralisée vis-à-vis d’un dirigeant ou de l’entrepreneur : face à des effets qui peuvent être dévastateurs, il convient d’agir immédiatement.
Une simple matrice ?
Au regard du visuel qui synthétise le framework, il est tenant de réduire Cynefin à un simple outil, à une énième matrice qui permet de positionner un contexte en fonction de deux axes. Ce serait passer à côté de sa subtilité.
Ce cadre permet de faire émerger le sens d’une situation (idée anglo-saxonne du sensemaking), il guide la réflexion pour prendre le temps de l’analyse. Deux subtilités essentielles le distinguent d’une matrice classique : ce que j’appelle « l’enjeu des frontières », et la zone centrale, d’indétermination ou de désordre.
1. L’enjeu des frontières
Je parle ici de frontières, et non d’axes, pour qualifier la limite entre deux des domaines. Elles sont claires le plus souvent, jusqu’au moment où le jeu se brouille. Un problème évident jusque là peut subitement basculer dans le complexe ou le chaos, par un glissement subtil.
Un des symptômes de cela est la découverte que la méthode qu’on a employée jusque-là ne fonctionne plus. « On a toujours fait les choses de la même manière » et pourtant on est tout à coup perdu.
Les causes peuvent être nombreuses, par un changement mal mesuré du contexte, une innovation significative sur le marché, la disparition d’un facteur qu’on pensait anodin, le départ d’un collaborateur dont la compétence irriguait l’entreprise sans qu’on ne l’ait vraiment perçu.
Le désordre s’est installé, et il faut reprendre de la hauteur.
2. Indétermination et désordre
Avant que de parler de désordre, il est important de noter que de nombreux problèmes résistent à notre analyse. Nous peinons à les catégoriser : compliqué, complexe ou chaotique ?
La zone centrale est au cœur de l’intérêt de ce modèle. Un contexte ou un problème indéterminé bloque l’analyse, et donc la résolution. Deux pièges à cette situation :
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- Ne pas poser de questions et ignorer un problème,
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- Identifier trop vite et mal le domaine, au risque de solutions hâtives, aux effets de bord dommageables.
Ces deux subtilités sont autant de cordes de rappel, qui nous incitent à prendre le temps de la réflexion, à déplier les problèmes qu’on ne comprend pas, ou plus. En gardant à l’esprit que réfléchir à plusieurs, que ce soit un conseil extérieur comme peut l’être un sparring partner, où les équipes qui vous entourent.
Que retenir ?
La réflexion nourrit l’action, c’est une évidence. Et pourtant, il reste difficile de se retenir d’agir, emporté par la tentation naturelle de passer directement à la solution. Il est des cas où cela est contre-productif, chaos et complexité. En prenant le temps de comprendre le problème et de le catégoriser correctement, on évite les solutions hâtives qui pourraient aggraver la situation.
Le framework Cynefin offre un cadre conceptuel précieux pour la prise de décision et la résolution de problèmes. En aidant à faire émerger le sens et à clarifier les situations incertaines, il permet aux entrepreneurs de naviguer plus efficacement dans des environnements troubles. Ce modèle est un garde-fou essentiel contre la tentation de solutions rapides mais potentiellement inadaptées.
En intégrant le modèle Cynefin dans leur processus de réflexion, les entrepreneurs peuvent mieux appréhender les défis auxquels ils sont confrontés et développer des solutions plus robustes et adaptées.
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